Print Friendly and PDF

Translate

L’ARABE LITTÉRAL ET LA LANGUE DE HAMMOURABI

|

 


PAR

ÉDOUARD DHORME
Membre de l'institut

Dans son admirable Histoire générale des langues sémitiques, qui forme la première partie, seule parue, de son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (1), Ernest Renan consacre tout un livre, le quatrième, à ce qu’il appelle la «troisième période du développement des langues sémitiques, période arabe». Au chapitre II de ce quatrième livre, le docte orientaliste, en présence du mouvement de l’Islam à ses origines, se demande si l'on n’est pas en droit de dire «que l’Arabie est, de tous les pays, celui qui con­trarie le plus toutes les lois qu’on pourrait être tenté d’assigner au développement de l’esprit humain» (2). Et il ajoute: «Parmi les phénomènes que présente cette apparition inattendue d’une cons­cience nouvelle dans l’humanité, le plus étrange et le plus inexpli­cable est peut-être la langue arabe elle-même. Cette langue, aupa­ravant inconnue, se montre à nous soudainement dans toute sa

(1)     L’ouvrage était d’abord une esquisse présentée au concours du prix Volney, à i\^cadémie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1847. La première édition de la première partie date de 1855, la seconde de 1858, la troisième et la quatrième de 1863.

(2)       Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, 1 ère partie, Histoire générale des langues sémitiques, 8ème édition in-8° (Calmann-Lévy), p. 341 s.

8                                      ÉDOUARD DH0RME                             [2

perfection, avec sa flexibilité, sa richesse infinie, tellement complète en un mot, que depuis ce temps jusqu’à nos jours elle n’a subi au­cune modification importante. Il n’y a pour elle ni enfance, ni vieillesse; une fois qu’on a signalé son apparition et ses prodigieuses conquêtes, tout est dit sur son compte. Je ne sais si l’on trouverait un autre exemple d’un idiome entrant dans le monde, comme celui-ci, sans état archaïque, sans degrés intermédiaires ni tâton­nements» (])<

Or, s’il est un fait qui domine l’histoire des langues sémitiques dans leurs rapports mutuels, c’est que l’arabe, et avec lui les idiomes qu’on est convenu d’appeler sud-sémitiques, nous apparaît comme étrangement conservateur du système commun à ce qu'on pourrait appeler le sémitisme archaïque, sinon primitif.

C’est en particulier dans le traitement des consonnes, qui forment l’armature des racines et des mots de toutes les langues sémitiques, que l’arabe et ses congénères ont résisté à l’usure du temps et à la foi du moindre effort. J'avais noté dans Langues et écritures sémitiques (2) la dégradation des consonnes chez les Sémites de l’est et de l’ouest par rapport à ceux du sud : «Ce sont les Sémites du sud qui ont gardé les consonnes dans leur totalité. Ainsi les ins­criptions sabéennes et minéennes utilisent vingt-neuf consonnes. Une j d’une nature spéciale a disparu de la langue arabe qui s’est ainsi réduite à vingt-huit consonnes. Les anciens textes éthiopiens connaissaient encore vingt-sept consonnes qui, par l’élimination de deux dentales et d’une sifflante, ont été ramenées à vingt-quatre, L’araméen et l’hébreu, par la perte de quelques gutturales et em­phatiques, n’ont conservé que vingt-deux consonnes. Enfin, la suppression des gutturales en babylonien aboutit à vingt consonnes que l’assyrien réduit à dix-huit par l’élimination des lettres faibles w et Il est possible que telle consonne, analogue à telle autre, ait

(1)      Histoire générale des longues sémitiques, p. 342,

(2)      Paris, Geuthner, 1930,

3] l’arabe LITTÉRAL ET LA LANGUE de HAMMOURABI 9

Été produite par l’évolution interne d’un dialecte donné. Il semble plus probable que les Sémites primitifs possédaient toute l’échelle des consonnes attestées par les langues du sud et que c’est par un lent travail de désagrégation que les langues du nord-ouest et du nord-est en ont perdu un certain nombre» (1).

Ces lignes, écrites à la veille du déchiffrement de l’écriture de Ras-Shamra, l’ancienne Ougarit, devraient trouver une confirma­tion inattendue dans la fixation de l’alphabet ougaritique. Cet alphabet se présente à nous comme un précurseur des alphabets sud-sémitiques par le nombre et la nature de ses consonnes qui correspondent aux consonnes arabes, mais qui comptent trois élif ou aleph, pouvant faire office des trois voyelles a, i (é), u, ce qui porte à trente le total des signes employés. Les inventeurs de cet alphabet cunéiforme, forgé de toutes pièces, ont eu soin de noter les vélaircs g et h, ainsi que les interdentales t, d, t, toutes con­sonnes déjà disparues ou en voie de disparaître des langues et écri­tures des Sémites de l’est et de l’ouest (2).

Le dialecte phénicien d’Ougarit a sauvegardé le plus ancien état des consonnes sémitiques. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ccs consonnes étaient rangées par les scribes dans un ordre qui restera celui des alphabets classiques, de la première consonne aleph jusqu’à law, avec cette différence que le taw n’est pas la dernière lettre, puisqu’il est suivi de deux aleph vocaliques et de la consonne spéciale r. Cet ordre nous est connu par les abécédaires récemment découverts à Ras Shamra et publiés par M. Ch. Virolleaud (3). On y trouve les vingt-sept consonnes du premier alphabet sémitique alignées dans le même ordre que les vingt-deux consonnes de l’al­phabet réduit du phénicien, de l’hébreu, de l’araméen, du grec, etc.

(1)      Langues et écritures sémitiques, p. 59 s.

(2)      Voir la notice d’Andrce Herdner, dans les Notices sur les caractères étrangers anciens et modernes de l'imprimerie Nationale, 2ème édition ( 194B), pp. 44-49.

(3)      Syria, XXVIII (1951), pp. 22-23.

10                                    ÉDOUARD DHORME              [4

Cette disposition aleph-bêth, alpha-bêta, d’où le nom d’alphabet, est donc antérieure à la naissance de l’alphabet lapidaire des plus anciennes inscriptions de Byblos, qui ne devait garder que les con­sonnes en usage dans les inscriptions ouest-sémitiques. En revanche les alphabets de l’Arabie du sud, sabéens et minéens, auxquels se rattache étroitement l’alphabet éthiopien, auront à cœur de con­server le patrimoine consonantique des premiers Sémites. Preuve flagrante de la fidélité de la langue arabe à maintenir la structure archaïque des parlers sémitiques.

Si nous passons des consonnes aux voyelles et, par celles-ci, à la grammaire dont elles sont la manifestation essentielle, puisque la vocalisation marque le rôle du mot dans la phrase sémitique, nous constatons ici encore l’esprit conservateur de l’arabe. Un fait que la connaissance toujours plus approfondie du babylonien et de l’assyrien, qui représentent la plus ancienne documentation des langues sémitiques, a mis en pleine lumière, c’est que l’arabe littéral n’a pas créé sa grammaire de toutes pièces, comme le supposait Renan (1), mais qu’il a hérité d’un système déjà parfait au temps de la première dynastie babylonienne, comme le prouve en parti­culier la langue du code de Hammourabi, que nous plaçons à la fin du XIXème siècle avant notre ère, malgré la tendance actuelle à rabaisser la date du grand législateur (2).

L’avantage du syllabaire cunéiforme, par ailleurs si compliqué, est de nous avoir transmis non plus les consonnes isolées, comme le faisaient les alphabets sémitiques, mais aussi la plus ancienne voca­lisation de l’assyrien et du babylonien. Ce syllabaire, hérité des Sumériens, ne pouvait sans doute reproduire les consonnes spéciales aux Sémites et nous avons vu que le nombre des consonnes primitives avait été sensiblement réduit, du moins dans la langue écrite, car certaines traces de survivance sont perceptibles meme sous le calame

(1)      Op. cit., p. 378.

(2} Voir le Recueil Edward Dhortne (Imprimerie Nationale, 1951), p. 755 ». 5] l’arabe LITTÉRAL ET LA LANGUE DE HAMMOURABI I 1 des scribes (1). En revanche, toutes les nuances de la grammaire ont été sauvegardées grâce à l’écriture syllabique. C’est dans les inscriptions cunéiformes de la première dynastie babylonienne que nous rencontrons toute la gamme des formes verbales, au nombre de dix, qui subsisteront dans l’arabe classique.

Ce qui facilite la comparaison entre le babylonien ancien et l’arabe littéral, c’est que les grammairiens qui ont doté l’alphabet arabe de signes vocaliques n’ont pas cherché à reproduire la pro­nonciation vulgaire, mais ce qu’on peut appeler la lecture savante. Ils se différenciaient en cela des Massorètcs qui, dans la vocalisation de la Bible hébraïque et araméenne, ont reproduit la langue usuelle, celle qui avait cours dans la prière en commun, dans les offices liturgiques, dans les discussions de la synagogue. C’était le parler populaire, avec la multiplication de scs voyelles dialectales. D’où le contraste entre l’arabe et l’hébreu, quand il s’agit de remonter aux origines. De meme que l’arabe, contrairement à l’hébreu, a préservé les consonnes primitives, de même, sous sa forme littéraire, il est resté fidèle à l’usage des voyelles attesté par l’écriture des scribes de l’époque hammourabienne.

Contentons-nous de comparer la déclinaison du nom en baby­lonien ancien et en arabe littéral (2). Les terminaisons seront les mêmes dans les deux langues: u nominatif, i génitif, a accusatif. Ainsi la mère se dit uromu, ummi, umma aussi bien dans le code de Hammourabi que dans le Coran. L’état indéterminé, ou plutôt isolé sera umrnm, ummim, timmarn dans le premier, lonnutn, ummin, immun dans le second, qui s’est contenté de nasalier le mim final, alors que le sabéen se servait encore de la mimation pour l’indéter­miné. Même constatation pour le nom à terminaison féminine. La chienne se dira kalh-atu, -ati, -ata; une chienne kalb-atum (-atun),

(1)      Ibid., p. 399 s.

(2)      Nous avons eu l’occasion de mettre ces faits en relief dans notre leçon d’ouverture au Collège de France reproduite aux pages 38S*4O3 du RecueiZ cité ci-dessus.

12                                    ÉDOUARD DHORME                            [6

kalb-atim (-atin), kalb-atam (-«ton). Le pluriel féminin nous réserve les mêmes constatations: ancien babylonien, terminaison -âtum au nominatif, -âlim au cas oblique (génitif-accusatif); arabe littéral -âtun au nominatif, -âtin au cas oblique.

Non moins intéressante la comparaison entre ]e duel arabe ut le plus ancien duel babylonien (1). Dans les deux langues on dis­tingue le duel absolu et le duel construit, ce dernier étant suivi d’un complément. On sait que cette forme nominale est usitée de préfé­rence quand il s’agit de mots représentant des parties du corps se présentant par paires. La terminaison est -Æn en babylonien au nominatif absolu, -in, -ên, au cas oblique absolu; mais -d, -i ou -é, à l’état construit. En arabe littéral nous trouvons -ani, -eni, état absolu; -à, -ê, état construit. Pour représenter deux mains, le baby­lonien ancien aura útón, idin ou idên; l’arabe littéral, qui a conservé le je consonne au début du mot, écrira jadâni, jadini. Mais les deux mains d’un tel seront ida, idi ou idê, en babylonien; jadâ, jade en arabe.

La terminaison du pluriel masculin est ü, souvent abrégé en u, au nominatif, î ou ê, souvent abrégés en i ou e, au cas oblique, en ancien babylonien, où l’on ne distingue pas l’état absolu et l’état construit. Chose curieuse, c’est la désinence tí (nominatif), î (cas oblique), qui a survécu à l’état construit du pluriel en arabe littéral, tandis qu’un état absolu a été créé par l’adjonction de la syllabe -na, peut-être par analogie avec la terminaison verbale de l’imparfait pluriel jaqtulüna.

Cette comparaison de la déclinaison arabe avec celle de l’an­cien babylonien est une confirmation éclatante de l’esprit conser­vateur des grammairiens à qui nous devons la mise par écrit de la langue classique de l’Islam. Si Renan a cru voir dans cette langue «un idiome entrant dans le monde sans état archaïque, sans degrés

(1) Voir sur Je duel archaïque 1« exemples recueillis par I. J. Gei.b, Old Akkadian Writing and Grammar (Chicago, 1952), p. 185 s.

7] l’arabe LITTÉRAL ET la LANGUE DE HAMMOURABI 13 intermédiaires ni tâtonnements», c’est qu’il s’est refusé obstinément à tourner les yeux vers le déchiffrement des écritures cunéiformes qui s’élaborait durant la période la plus féconde de sa vie d’orienta­liste. La seconde édition de son Histoire générale des langues sémitiques, en 1858, est précédée d’un avertissement où l’on pouvait lire: «Quant aux inscriptions cunéiformes assyriennes, je n’ai pas cru devoir sortir encore, pour ce qui les concerne, de la réserve que j’avais gardée dans la première édition, et qui a été généralement approuvée (I)». Cette réserve provenait de ce que les inscriptions cunéiformes n’étaient pas rédigées avec «un alphabet aussi parfait que l’alphabet sémitique» et, par conséquent, «comment supposer que, pour écrire sur les monuments les langues sémitiques, on les eût dépouillées de l’alphabet qu’on leur empruntait pour l’usage privé?» (2) La réponse toute simple était que les Sémites de Méso­potamie, Babyloniens et Assyriens n’avaient pas inventé l’alphabet qui fut la grande trouvaille des Phéniciens. Et même après cette invention, l’écriture cunéiforme, apanage des scribes disséminés dans toutes les cours du Proche-Orient durant le Ilème millénaire avant notre ère, a continué de transmettre et de conserver la corres­pondance diplomatique, non seulement des Sémites, mais même des Égyptiens, des Hittites, des Hourritcs (3). Jamais les Sémites de l’est ne se sont inféodés au système alphabétique et c’est grâce à eux que nous connaissons la plus ancienne vocalisation des langues sémitiques.

Comment cette vocalisation s’est-elle perpétuée jusqu’aux Arabes du temps de Mahomet? Nous n’avons malheureusement que peu de détails sur les liens qui ont pu exister entre l’ancien

(1)      Op. cit., p. VII s.

(2)      Ibid., p. 73.

(3)     Voir les archives de Mari (moyen Euphrate), de lîoghaz-kcui (capitale des Hittites), de Ras Shamra (Phénicie du Nord), et surtout d’cl-Amarna (Haute Egypte).

14                                    ÉDOUARD DHORME                            [8

monde arabe et la civilisation assyro-babylonicnne. A l’apogée de l’empire assyrien nous trouvons le pays des Arabes, Aribu et Arubu, en lutte avec les rois Sennacherib (704-681 av. J.-C.), Asaraddon (680-669), Assurbanipal (668-626). C’est ce dernier qui finit par imposer aux Arabes la tutelle de Ninive (1). Il n’est pas impossible que des relations écrites, supposant la présence de scribes en Arabie, aient pu être établies alors entre les centres des Arabes sédentaires et la métropole assyrienne. Les traités entre les Assyriens et les Arabes nécessitaient également l’intervention de ces scribes. Plus tard nous apprenons que le dernier des rois babyloniens, Nabonide (556-539) faisait de fréquents séjours dans la belle oasis de Teinta, rattachée à la zone géographique d’Amourrou ou des Amorrhéens, c’est-à-dire des Sémites occidentaux (2). Le culte du dieu-lu ne, si caractéristique du paganisme arabe, avait un adepte fervent en ce Nabonide, fils d’une prêtresse du dieu-lune à Harran en Syrie eu- phratéenne (3). Peut-être le roi venait-il se retremper, à Teima aux sources de la religion lunaire. Nous le croirions d’autant plus volontiers que l’Arabie avait garde fidèlement, jusque dans le sanc­tuaire de Hourcyda en Hadramaout, le nom même du dieu-lune, Sin, qui devait supplanter chez les Babyloniens et les Assyriens le nom sumérien de Nanna (4). Ainsi la religion aurait été le lien entre les Arabes et les Babyloniens, ces derniers ne disparaissant pas avec Babylone, mais se survivant dans leur littérature religieuse dont nous avons des témoins jusqu’aux approches de Père chrétienne (5). Sous l’influence des derniers scribes du cunéiforme se serait main­tenu le respect de «d’état archaïque» de la grammaire sémitique.

(1)      Notre exposé dans Les prenderes cwilisalwns (2ème édition, 1950), pp. 380, 389, 404.

(2)      Notre Recueil, p. 263 et p. 334.

(3)      Ibid., pp. 325-350.

(4)      Ibid., p. 736 ss.

(5)      Notre ouvrage Les religions de Bubylotiie et d'Assyrie (2ème éd., 1949), p. 10.

9] l’arabe LITTÉRAL et LA LANGUE DE HAMMOURABI 15

Mais par quelle voie écrite ou orale cette tradition est-elle parvenue jusqu’aux premiers artisans de l’arabe littéral, c’esl là une question pour laquelle nous n’avons pas les éléments d’une réponse objective.

C’est pour moi une grande joie de faire hommage de ces consi­dérations sur la langue arabe à l’illustre arabisant. Louis Massignon, en souvenir des jours déjà lointains où, durant la première guerre mondiale, nous partagions la vie des camps, aux Dardanelles et en Macédoine, et où se nouait entre nous une amitié qui ne s’est jamais démentie.

Éd. Dhorme

Membre de l’institut

Önceki Yazı
« Prev Post
Sonraki Yazı
Next Post »

Benzer Yazılar